Un article de Dominique Bonpaix .

A propos de la situation sanitaire

En quoi le Yi Jing peut-il être une aide ?

Nous savons que le Yi Jing, monument de la pensée chinoise, associe de manière apparemment bizarre une combinaison de soixante quatre figures - les fameux hexagrammes – et une série de textes énoncés de manière tout à fait énigmatique. En quoi peut donc consister la « philosophie » de ce livre, certes vénérable, mais qui ne contient pas au premier abord de discours philosophique ?

Il s’agit d’interpréter à l’aide de notre propre vocabulaire la logique et la cohérence que met en œuvre le Yi Jing afin que sa portée philosophique nous devienne intelligible. En un mot, que ce ne soit plus « du chinois » ! La philosophie étant une « aide à mieux vivre », autant se pencher tout de suite sur ce trésor de la pensée chinoise. Ce travail est d’autant plus intéressant qu’il nous transporte au-delà de notre propre univers philosophique. L’effet de comparaison va jouer à plein en mettant face à face deux perspectives radicalement différentes du mode de pensée occidental et chinois. Les options fondatrices vont prendre ainsi tout leur relief.

Nous allons aborder plusieurs de ces options au cours des jours à venir, et pour commencer celle de la nécessité du changement :

De la nécessité du changement

Seul le changement assure la continuité. En chinois classique, il n’y a pas l’idée de début ni de fin. Le monde est en perpétuelle transformation. La vie se déroule selon un processus, une libre évolution, une libre adéquation, une connivence continue qui évite la rupture définitive et permet l’évolution. Ceci est valable dans tous les domaines : cosmique, biologique, psychologique, politique… Nous pouvons le constater quotidiennement. Les crises font partie intégrante de cette évolution nécessaire. L’Homme a peur de ces transformations qui le déstabilisent trop souvent. Nous avons beaucoup de difficultés à traverser ces moments difficiles et parfois même, nous aurions tendance à nous nourrir d’illusions, espérer un changement sans relation avec la situation présente. Ou combien de fois même, préférons-nous ignorer la nécessité du changement indispensable, tels certains personnages de dessins animés qu’une course folle entraîne au-dessus du vide sans qu’ils s’en aperçoivent, de sorte que c’est la force de leur imagination qui les fait flotter à une telle hauteur. Mais viennent-ils à en prendre conscience, ils tombent aussitôt.

Le Yi Jing nous remet les pieds dans le concret où est inscrite la logique même du processus en cours. Il nous redonne confiance en la vie pour regarder en face le fonctionnement des choses car à l’intérieur même du changement, il y a un ordre à venir et nécessaire.

- La pensée crispante de l’événement

En Occident, le bonheur tant recherché est un but à atteindre. Cela devient une obligation, voir même une « crispation ». Que celui qui ne s’est jamais crispé devant un objectif à atteindre (lui procurant assurément à lui seul le bonheur) lève la main. ! Or, on ne trouve pas dans la pensée chinoise l’idée de finalité. Yi (le changement) est un processus sans fin. L’événement en tant que tel n’existe donc pas. Par exemple, la mort n’est pas un événement mais le résultat d’un processus. C’est une transition continue : « La vie nous fatigue, la vieillesse nous détend, la mort nous repose ». Nous voyons que l’approche est assez différente de la nôtre… La naissance est une concentration d’énergie, un assemblage, une individuation et la mort tout simplement une dissolution d’énergie, un désassemblage, une désindividuation. Il n’y a pas de coupure. De même pour la souffrance ou la maladie : on ne « tombe » pas malade… La pensée chinoise exprimée à travers le Yi Jing peut ainsi nous apprendre à nous défaire de la pensée de l’événement qui est somme toute une dramatisation. (Le tragique étant ce qui échappe à la raison, ce qui lui résiste). En Chine, on pense en termes de transformation silencieuse. N’oublions pas que c’est un peuple d’agriculteurs.

On ne peut penser l’événement que comme l’affleurement visible du processus invisible. La pensée chinoise nous apprend ainsi à résorber le tragique. Il s’agit de libérer, de rétablir le flux naturel des choses. Retrouver la libre circulation : la Voie.

Il est salutaire de comprendre comment, à partir du changement même, il est possible de déduire les raisons d’une confiance à toute épreuve. C'est-à-dire à partir de ce qui peut être même vécu, à l’extrême, dans l’angoisse. Vous connaissez certainement l’histoire de ce paysan chinois dont la magnifique jument s’était échappée… Après quelques jours, elle revint suivie de splendides étalons. Peu de temps s’écoula lorsque le fils unique du paysan se brisa la jambe, le rendant boiteux à jamais. Ce qui fut une grande chance car la guerre éclata et décima tous les fils valides des voisins partis combattre. Approuver le changement et le reconnaître comme seul présent est nécessaire. S’adapter aux circonstances n’est pas surfer sur les situations, mais les accepter dans leur prégnance et en comprendre les secrètes significations. C’est une danse légère où l’on est à chaque instant en alerte, à la fois sur ce qui se passe à l’extérieur et à l’intérieur de soi. Le Yi Jing est une aide magistrale qui permet à l’homme occidental de se repérer dans le fonctionnement des choses et ainsi de pouvoir renouer avec le sens de la vie, de sa vie.

- Nourrir sa vie : se maintenir évolutif

« Nourrir sa vie » est une expression d’origine taoïste commune en Chine. Étant donné que la philosophie de la Chine Ancienne s’enracine dans le renouvellement et non dans une finalité à atteindre (l’idée de finalité, de progrès, n’a été introduite que récemment en Chine : par Marx), il s’agit alors de « nourrir sa vie », ce qui signifie « se maintenir évolutif ». Comment se maintenir évolutif ? Une image chinoise nous permet de mieux le comprendre : celle du berger menant son troupeau. En Chine, le berger ne marche pas devant son troupeau comme le Bon Pasteur que nous connaissons bien, qui guide, ouvre la Voie. En Chine, il se positionne derrière ses bêtes. Il est derrière pour continuer à les faire avancer, les fouetter, les stimuler, les « animer ». Il est là pour leur éviter de stagner, s’enliser, s’engluer, bref, pour leur éviter de ne plus évoluer. C’est donc une philosophie de mise en pratique du mouvement, d’évolution, de régularisation. Cette notion de régularisation est très importante dans le Yi Jing. Nous la trouvons au fil de plusieurs hexagrammes mais plus précisément dans l’hexagramme 27, « Nourrir » qui traite de l’entretien de la vie et du manque, et dans l’hexagramme 60, « Mesure » où il est question de trouver la juste cadence entre excès et insuffisance. Les chinois disent « ni quitter ni coller ». En effet, « quitter », c’est choisir l’ascétisme, le renoncement, « coller », c’est la « prise », s’attacher, se river à…
Aucune de ces deux positions n’est souhaitable car il s’agit ici de pratiquer la disponibilité, l’ouverture tout en continuant son chemin. Il faut bien comprendre que cette disponibilité est aux antipodes de notre chère idée de Liberté héritée de la pensée grecque. Se maintenir évolutif, c’est en quelque sorte s’arracher à soi-même, à sa particularité de départ, et s’ouvrir aux autres. Et cela passe forcément par l’expérience.

Il s’agit de prendre conscience sur le plan philosophique que c’est la mise en pratique, la stratégie, qui mène à la sagesse. Elle désobstrue ce qui obstrue, ce qui envase, ce qui bouche la Voie.